Fark
Papa a beaucoup changé ensuite. Il n’a plus jamais souri, il ne m’a plus jamais regardé comme avant. Il n’a plus regardé personne à vrai dire. Son regard glissait à la surface des gens, semblant voir à travers et chercher quelque chose dans le vague. Il cherchait l’image de maman j’en suis sûr. Il était malheureux, papa. Tout comme moi. Alors j’ai pensé qu’on serait plus forts à deux et que ça ferait plaisir à maman de voir que les deux hommes de sa vie tentaient tant bien que mal de se remettre de sa disparition. Pendant plusieurs jours, papa n’a pas décroché un mot et sa seule activité a été de tailler un berceau pour le bébé. Quand il l’a eu terminé, j’avais de quoi être fier de lui. Papa savait bien travailler le bois. Il n’était pas un homme riche mais il avait pu faire plein de choses pour maman et moi. Mais je dois dire que cette fois, il s’était surpassé, il l’avait fait aussi joli qu’un lit de poupée, avec des fleurs sculptées et tout. Je suis allé vers lui pour le féliciter, je l’ai pris dans mes bras pour qu’il comprenne qu’il n’était pas seul et que du haut de mes douze ans, je pouvais, moi, le soutenir. Mais alors que je l’étreignais avec tout mon amour, il a relevé la tête et d’un geste que je n’ai même pas vu venir, il m’a donné un coup d’une telle force que j’en ai roulé au sol. Quand je me suis relevé, ma lèvre inférieure avait éclaté et il me toisait d’un air furieux. J’ai eu si peur que je n’ai pu m’empêcher de pleurer. Plus rien ne serait comme avant et je le savais.
Il est sorti et n’est revenu que le lendemain. Il a pris l’habitude, petit à petit de sortir parfois deux ou trois jours et de revenir, puant l’alcool, s’écrouler sur le lit qu’il partageait avec maman avant. J’ai vécu quelques temps chez notre gentille voisine à l’époque. Elle s’occupait d’Atalïn et m’apprenait à prendre soin d’un nouveau-né. Elle me nourrissait aussi, et je lui en étais très reconnaissant. Car mon père ne ramenait plus rien à manger à la maison. Les rares fois où je le croisais, il ne semblait même pas m’apercevoir.
Ma petite sœur ne pleurait jamais, elle était très sage et avait toujours de jolis sourires pour moi quand je me sentais triste. Maman m’avait confié un vrai joyau.
Parfois notre voisine me parlait de maman, qu’elle appréciait de son vivant, ou m’apprenait quelques petites choses sur les fées. J’appris ainsi qu’une fée ne donne d’enfant que si elle le souhaite et par conséquent, par amour. C’est parce qu’elle aimait mon père qu’elle m’avait offert à lui. Atalïn n’avait pas été cueillie sur un arbre magique, maman l’avait offerte à quelqu’un qu’elle aimait. Quelqu’un d’autre que mon père. A ce moment je me suis demandé pourquoi elle n’avait pas tout simplement laissé Atalïn à cet homme…
Ces quelques mois ont été durs mais au fond, ils étaient agréables. J’aurais préféré qu’ils ne finissent jamais. Un jour la voisine a réussi à croiser papa alors qu’il était éveillé et elle lui a réclamé de l’argent. Je dois admettre qu’elle était dans son bon droit mais j’aurais voulu qu’elle ne le fasse pas. Mon père l’a insultée et a débarqué chez elle, il m’a chopé par le bras si brutalement que j’ai failli en lâcher ma petite sœur mais j’ai tenu bon. Il nous a ramenés chez nous et nous a interdit d’en ressortir jamais.
La maison était devenue un taudis. A l’intérieur c’était sale et nauséabond. Des meubles étaient cassés mais père ne comptait pas les réparer. Je me suis mis à nettoyer la maison mais père ne remarquait même pas mes efforts. Pire, il m’a souvent engueulé. Pour lui je n’étais qu’un faible, une lopette, indigne d’être son fils. Et il a commencé à dire des horreurs sur maman. Il m’a appris que les fées n’étaient que des démons de belle apparence, qu’elle n’apportaient une illusion de bonheur que pour faire plus de mal en l’arrachant après. Et que maman était une traînée. Il dit que les traînées fées sont pire que les humaines car elles sont plus sournoises. Les prostituées humaines se font payer et ne s’en cachent pas. Les fées, elles, prélèvent leur tribut dans le cœur de leurs victimes. Il m’en a parlé si souvent que malgré moi, ma vision de mère a commencé à s’altérer.
On n’avait de moins en moins à manger à la maison. Du moment que père trouvait à boire c’était tout ce qui comptait. Quand je réclamais de la nourriture, je récoltais des coups. J’étais malheureux mais j’encaissais. Pour ma petite sœur. Parce qu’elle était quand même courageuse, elle n’a pas eu du lait tous les jours, devant se contenter d’eau plus souvent. Mais elle ne pleurait pas. Elle trouvait toujours à me sourire et parfois sa main minuscule me touchait là où père m’avait frappé. Et alors j’avais l’impression d’avoir moins mal. Atalïn était mon trésor, la seule chose dans ma vie qui en valait la peine.
Ma vie… qui trouva encore le moyen d’empirer.
Ma petite sœur avait presque 2 ans et moi 14. J’étais un homme. Mon père continuait de me traiter de mauviette mais j’encaissais tout de même drôlement bien les torgnoles quotidiennes. Rien n’avait changé. Il ne travaillait toujours pas et, n’ayant toujours pas me droit de sortir, il m’était impossible de me rendre utile et rapporter à manger à la maison. Hors, Talinn devait manger des nourritures plus solides. Pour la énième fois j’en réclamai à mon père, écopant d’une nouvelle pluie de coups. Mais cette fois, mon père réagit.
- Tu veux donner à becqueter à ta larve ? Bien ! Mais ce ne sera pas sur mon dos. Tu vas le gagner ton argent, mon gars.
Mon gars. Pas mon fils, pas fiston, pas même Fark mon prénom. Sa façon de s’adresser à moi me blessa derechef. Un regard doré de ma petite fée à moi me convainquit de ne pas me laisser abattre. Je décidai de faire de même que mon père. Je l’appellerais maintenant Vanimeer, de son prénom. Je crois qu’au fond j’espérais que cela le ferait réagir. Mais je ne sais même pas s’il le remarqua. Vanimeer ne s’intéressait pas à moi.
Je me demandai quel travail je pourrais faire. Même si je ne me nourrissait pas beaucoup, j’étais fin mais plutôt costaud. Et je savais bricoler.
Ce soir là, mon père rentra accompagné. D’un autre homme. Celui-ci me fit un mauvais sourire qui me glaça les sangs, me laissant deviner la suite sordide qui se préparait. Je regardai mon père, ne pouvant y croire. Quand l’homme se saisit de moi, j’eus un geste de recul et de panique.
- Non père ! Ne le laissez pas faire !
- Tu veux nourrir le parasite, non ? Alors travaille.
Ma détresse était telle que Talinn dut la sentir. J’entendis ma petite sœur pleurer pour la première fois. Mon père la montra du doigt.
- Si tu ne veux pas t’en occuper dis le. Il me sera facile de m’en débarrasser.
Vaincu, je laissai l’homme m’emmener et faire ce qu’il voulait de moi.
Ce mode de vie dura deux nouvelles années. Je haïssais ma mère profondément, ainsi que toutes ses semblables. C’est leur sang dans mes veines qui faisait mon malheur. Ce sang maudit. Et j’exécrais mon père. Il ne me vendait pas que pour nous nourrir mais aussi pour pouvoir continuer à boire. Il n’y avait plus aucun éclat dans ses yeux. Ses seules paroles étaient des insultes pour le peuple féerique. Il devenait fou.
Talinn était une petite fée vraiment jolie. Ressemblant d’autant plus à une poupée qu’elle ne parlait pas. Elle comprenait tout ce que je lui disais mais jamais ne prononçait un mot. Silencieuse, discrète, voulant toujours se faire oublier quand Vanimeer était dans les parages.
J’avais le droit se sortir maintenant, mais je détestais laisser ma sœur toute seule trop longtemps. Un jour alors que je rentrais, je trouvai mon père et un homme penchés au dessus du lit de Talinn. J’entendis même :
- Elles commencent jeunes ces créatures. Tu en tirerais un bon prix.
- Il n’en est pas question ! fulminai-je. Ne la touchez pas !
Je devais avoir l’air sacrément en colère car tous deux se reculèrent du lit. Sans m’adresser la parole, ils sortirent de la maison.
Je saisis ma fée dans mes bras.
- Tu vas bien ? Il ne t’ont pas fait de mal ?
Elle secoua la tête pour me rassurer et tendit ses petits bras vers moi, réclamant un câlin. Je la serrai dans mes bras, encore tremblant de colère.
Cette nuit là, je guettai le retour de Vanimeer. Il ne ramena personne avec lui, à mon soulagement. J’en profitai pour le prendre à parti.
- Mais enfin qu’allais tu faire ? Es tu complètement fou ? Elle est toute petite, elle n’a que 4 ans !
Ce à quoi il me répondit froidement :
- Justement. Il est temps qu’elle participe. Elle doit travailler. Et qu’importe son âge, c’est une fée elle n’est bonne qu’à ça, comme ta mère et toi !
D’un violent effort je ne relevai pas les insultes et criai :
- Moi vivant, jamais tu ne toucheras à un cheveu de Talinn !
- Et bien alors crève !
Interloqué, outré, choqué, je fixai cet homme qui avait été mon père. Lui, pensant sans doute m’avoir cloué le bec poursuivit :
- Les fées sont une engeance du démon. Tous doivent disparaître. J’ai commencé avec ta mère, ton tour et celui de ta petite horreur viendront, crois moi !
- Tu vas trop loin, maintenant cela suffit !
Et pour la première fois, je frappai. Je frappai mon père avec la rage et le chagrin de la perte de maman, de ma déchéance, de ce qu’il avait fait de moi, de ce qu’il comptait faire avec ma petite sœur, de sa dureté et de son désintérêt total de moi, son propre fils qu’il avait renié en son cœur. Je pensais être devenu intouchable mais le redécouvrir une fois encore me rendit fou de douleur.
Je le mis à terre. Un vieil ivrogne ne faisait pas le poids contre un jeune enragé. J’allai même jusqu’à lui cracher dessus. Puis, alors que je sentais que je risquai de craquer, je courus me saisir de Talinn et me dirigeai vers la porte.
Le tas crasseux qu’était Vanimeer Taganos s’anima d’un rire cave.
- Je te maudis pour cela. Je te hanterai jusqu’à la fin de tes jours. Tu seras l’instrument de ma vengeance et celle que tu tiens dans tes bras ne sera pas à l’abri je le jure sur mon sang !
Sans répliquer, je sortis précipitamment de la maison, et je quittai Caletha Rivne pour ne plus jamais y revenir.
J’avais décidé d’aller à Ausros et d’y élever ma petite sœur. Là bas je prendrais bien soin d’elle comme je l’avais toujours fait.
Je tiendrai la promesse faite à maman et je la protègerai de l’influence de son sang maudit.
Je la protègerai d’elle-même.
Il le faut.