Aquarelle déglutit avec peine. Elle se trouvait cernée de toute part par les regards inquisiteurs du tribunal. Affolée, elle tenta de retrouver parmi les silhouettes menaçantes un visage ami, mais peine perdue. Elle était seule. Aquarelle avait l’habitude d’être admirée, d’être le centre de l’attention lorsqu’elle évoluait sur scène, enchantant les spectateurs. Le public d’aujourd’hui n’escomptait pas le même genre de prestation, même si elle avait cette fois encore le premier rôle.
Le procès se déroula comme dans une sorte de brume. La jeune femme était physiquement présente dans la pièce mais son esprit avait du mal à faire de même. La peur qui sourdait en elle l’empêchait de se concentrer. Du reste, les juges n’avaient pas besoin d’elle. Ils parlaient entre eux, décidant de sa culpabilité, de ce que l’affaire impliquait. La Danseuse Sacrée était interdite de parole. Elle ne pouvait se défendre et aucun autre ne s’instituerait comme son soutien. Encore une fois elle chercha du regard la présence de l’homme qui l’avait mise dans cette situation. Il avait refusé de prendre en charge l’enfant, de même qu’il avait refusé de la faire examiner par un clerc. Les Danseuses Sacrées étant totalement prises en charge par la société Médiovienne, elles ne gagnent pas leur propre argent. C’est pour cette raison qu’elle avait demandé à cet homme de faire appel à un clerc. Elle voulait abandonner l’enfant avant qu’il ne vienne au monde. Mais il n’avait pas accepté. Il avait refermé sa porte.
Malgré son attitude tout à fait inexcusable, Aquarelle avait espéré qu’il serait revenu sur sa décision, qu’il viendrait aujourd’hui se dénoncer et annoncer qu’il s’occuperait de l’enfant. Auquel cas sa peine à elle serait allégée. Peut être serait elle déchue de sa place de Danseuse Sacrée mais qu’elle resterait simple danseuse quand même ? Le bourdonnement des voix continuait et n’augurait rien de bon. Debout au milieu de tous, elle sentit une nausée l’envahir et se concentra pour la retenir. Au bout de quelques minutes elle put de nouveau respirer normalement mais manqua perdre connaissance. Ses mains se resserrèrent autour de la barre, si fort que ses jointures blanchirent. Elle passa sa main sur son front constellé de sueur. Elle avait de la fièvre. C’était cette céphalée lancinante qui l’empêchait de se concentrer sur ce qui se passait autour d’elle, de comprendre les mots qui traversaient la salle.
A ce moment elle aurait voulu utiliser son pouvoir. Elle sentait qu’il faiblissait, elle le voyait à la méfiance dans leurs regards à tous. Ils oubliaient la bonne réputation de ses « parents » ainsi que ses « origines irréprochables ». Si seulement elle pouvait leur faire un petit rappel ; leur renvoyer des images, reformer son écran, sa protection… mais c’était impossible. Son corps et le petit être en elle absorbaient toute son énergie, ne lui laissant rien à utiliser. Rien. Pourquoi parlaient ils autant ? Le procès n’aurait il pas dû êtrec déjà terminé ? Aquarelle avait la gorge sèche mais il ne fallait pas escompter un verre d’eau. Etant l’accusée, elle se trouvait en pénitence. Un nouvel étourdissement la frappa et elle ferma les yeux quelques instants, tentant de se reprendre, de se montrer le moins faible possible.
Lorsqu’elle les rouvrit, ce fut pour entendre le couperet du jugement tomber, implacable.
- Hetta.
Aquarelle ouvrit de grands yeux horrifiés, voulut répliquer mais suffoqua, perdit l’équilibre et tomba à terre. Elle toucha le sol sans bruit et avec sa grâce innée.
- Non !
Elle tendit le bras, dérisoire défense.
Elle vit leurs bouches s’ouvrir pour prononcer la sentence entière. Il ne fallait pas. Ils ne devaient pas parler, si elle les laissait dire, elle serait perdue, il n’y aurait aucun retour arrière possible.
- Non, pas ça !
- Faites taire la Hetta !
Une main rugueuse vint brutalement se plaquer sur sa bouche et son nez. Les beaux yeux violets de Aquarelle s’inondèrent de larmes.
- Aquarelle tu as été jugée coupable d’avoir utilisé ton corps d’une façon interdite alors qu'il nous appartenait encore. Etant donné que personne n’a encore atteint un niveau permettant de te succéder maintenant, que tu nous plonges dans une situation qui nuit à la réputation médiovienne, tu seras une Bannie de la Vie.
Tu n’existes plus, tout ce qui peut rappeler ton existence sera détruit, ton nom ne t’appartient plus, tu iras à Calcyria le village des bannis et tu n’en ressortiras jamais. Ta joue sera marquée au fer rouge afin que tout le monde sache que tu n'es plus personne.
L’homme au gros bras libéra le nez et la bouche de la jeune femme. Elle inspira l’air avec reconnaissance, tenta de se relever mais n’y réussit pas. Les juges continuèrent, imperturbables.
- Si tu décidais d’en sortir et de revenir à Médiévir, la milice de la ville te rattraperait aussitôt et tu serais privée de ta vue avant d’être renvoyée là bas. Si tu réitérais ton acte de folie, on te priverait de ton ouïe, puis de ta voix et ton goût puis enfin ton odorat et ton toucher.
Il laissa passer un instant, comme s’il se délectait d’annoncer la dernière partie.
- Et bien sûr, nos mages vont t’ôter ta capacité à procréer une fois qu’ils auront tué l’enfant que tu portes. Les hetta comme toi ne se reproduisent pas. Tu n’es plus rien ni personne, un vague fantôme en vérité. Adieu.
Incapable de lutter plus longtemps cette fois, Aquarelle s'évanouit.