Partie 1 - allégresse
La toute première fois qu'il l'avait vue évoluer sur la scène, il avait eu purement et simplement le coup de foudre.
Il est vrai qu'aller dans ce café miteux juste pour aller voir celle que ses collègues surnommaient "celle qui t'embrase les sens" ne lui disait rien. Pourtant, un soir ils avaient réussi à le trainer là-bas. Ce qu'il y avait découvert dépassait tout. La femme sous la lumière rouge exécutait au son des percussions et du saxophone une danse des plus sensuelles; puis, accompagnée d'une guitare flamenco elle enchainait une chorégraphie de gestes souples, gracieux et fermes à la fois. La fierté dans son regard lorsqu'elle daignait jeter des coups d'oeil au public lui coupa le souffle.
Le spectacle était terminé qu'il se trouvait encore assis sur sa chaise à fixer la scène désertée. Ses collègues hilares et imbibés le secouèrent pour rentrer lorsqu'il déclara solennellement :
- Les gars, je vais vous dire un truc : cette femme c'est la mienne. C'est elle la femme de ma vie et je vais m'employer à le lui faire savoir!
Ils lui avaient tapé dans le dos et avaient bien ri, mais ne l'avaient pas pris au sérieux. Tandis que lui l'était totalement. De fait, il s'employa dès ce moment à lui faire une cour assidue. Il venait tous les soirs et lui jetait des fleurs sur scène, lui faisait livrer des bouquets dans l'obscur placard faisant office de loge, attendant qu'elle accepte de le rencontrer...
Leur premier rendez vous eut lieu autour d'un verre et fut vraiment agréable. Tous deux parlèrent beaucoup -surtout elle à vrai dire- du temps, d'eux-mêmes, de leurs vies respectives, de leurs centres d'intérêts. Ils évitèrent bien évidemment de parler politique : ça finit toujours mal.
Lui devait s'agripper à la table pour se retenir de lui déclarer sa flamme tout de go de peur qu'elle le prenne pour un fou tandis qu'elle s'amusait de la fébrilité de son compagnon, dont la nervosité croissante était bien visible.
Ainsi il apprit que, si elle avait déjà eu quelques aventures, elle n'avait jamais connu ce qu'on appelait l'amour. Mais cela ne lui manquait pas car elle avait la danse.
La danse...
Avant, elle était une simple secrétaire et son plaisir était de regarder les films de danse, d'aller voir des ballets, d'assister à différents spectacles de danse de toutes origines. Elle vivait sa passion par procuration... jusqu'au jour où elle prit le parti de jouer le tout pour le tout.
Elle décida de tout lâcher et de prendre une année sabbatique. Durant ce laps de temps, elle allait vivre sa vie comme elle l'entendait, et puis zut! La demoiselle s'en tint à son idée et elle prit cours sur cours de danse, allant dans plusieurs écoles à la fois afin de se constituer un entrainement le plus intensif possible. Elle apprit le classique, le flamenco, des danses tribales ainsi que les danses de salon.
Le soir elle travaillait en tant que serveuse car ses économies ne suffirent pas tout à fait à tenir l'année finalement.
Lui l'écoutait, subjugué par tant de volonté, de passion et de ténacité.
Elle raconta qu'à la fin de son année, il lui fallut reprendre son travail... seulement retourner dans un bureau était devenu tout simplement inenvisageable. Si elle devait gagner sa vie, elle le ferait en pratiquant ce qu'elle aimait par-dessus tout : la danse.
C'est ainsi qu'elle avait échoué dans le petit café-concert où il l'avait connue. C'était le seul à avoir accepté de faire monter sur scène une débutante sans aucune expérience du spectacle. Mais cela avait marché et c'était ce qui comptait. Elle faisait "salle comble". Même si la salle en question devait faire 35 places à tout casser. Et même si elle était encore serveuse dans un restaurant le midi et qu'elle habitait un 7m² sous les combles. Et elle dansait. Elle était bien dans sa vie et elle n'en demandait pas plus.
Quand ils se quittèrent ce soir-là, il lui fit promettre d'accepter un nouveau rendez-vous. Ce qu'elle fit sans peine, il l'amusait tant! Et ainsi elle pouvait discuter. Car dans sa vie, elle n'avait pas vraiment d'amis. Juste un public et deux employeurs.
Le dimanche suivant, au soir, il vint la chercher. C'était son jour de repos à elle. Il la mena dans un restaurant sobre et élégant dont la cuisine raffinée était délicieuse. Il y avait des bougies sur leur table.
Encore une fois ils parlèrent. Surtout elle, bien sûr. Tandis qu'il l'écoutait, le coeur battant à tout rompre, les yeux fixés sur son visage si expressif, plus amoureux à chaque mot.
Le dessert arriva. Accompagné de roses rouges. Sur lesquelles elle jeta un regard étonné. S'arrêtant de parler, elle réalisa enfin combien l'ambiance de l'endroit était romantique. Quand elle regarda de nouveau son compagnon, elle dut réprimer un rire qui montait. Le visage rouge mais extrêmement sérieux et le dos bien droit quoi qu'un peu raide, il se mit debout d'un seul coup, bousculant un peu la table et faisant tinter la vaisselle. Maintenant droit comme un "i", il prit une énorme inspiration... et la demanda en mariage. Sa voix porta un peu plus que prévu et les autres clients arrêtèrent de dîner pour les observer en silence.
C'est alors qu'elle éclata de rire. Un beau rire franc, clair et sincère. Un rire de bien-être total, de printemps. Il n'y avait pas une once de moquerie dedans, mais au vu de la situation, ce ne devait quand même pas être facile à vivre.
Lui, pas du tout déstabilisé par sa réaction à elle ou le poids des regards inquisiteurs de toute la salle (même des serveurs et du barman) restait immobile, digne, en attente de la réponse. Elle dut lui reconnaître ça : il avait de l'aplomb et de la dignité.
La vérité était autre. toute cette attention et cette hilarité le mettaient très mal à l'aise. Des sueurs froides lui coulaient le long du dos mais il restait figé dans la même attitude. Il n'allait pas se sauver en courant. Non. Elle serait sa femme. Il l'aimait comme un fou et même si cela prenait des mois, cela deviendrait réciproque.
Quand son accès d'hilarité se calma, elle s'essuya les yeux en souriant et répondit : "non". Un beau non clair et net, impossible à confondre avec un oui, même avec la meilleure (ou plus mauvaise) volonté du monde. Et elle eut pu jurer qu'en l'espace d'une demi-seconde son teint était passé du cramoisi à une pâleur crayeuse.
Avant qu'il ne s'écroule, elle se leva de sa chaise, contourna la table et, le prenant dans ses bras, elle lui souffla malicieusement à l'oreille: "Un mariage maintenant c'est trop tôt et fou, nous nous connaissons à peine. Mais je suis prête à vivre avec toi, ainsi nous pallierons à ce petit manque et nous verrons par la suite..."
Sur ces mots, ils purent enfin échanger un baiser digne des plus grands films de cinéma. Puis un autre, et un troisième. C'est alors qu'elle remarqua qu'elle aussi avait désiré ce moment.
Dans l'assistance tous n'avaient pas tout compris. Ils pensaient avoir entendu un non, mais l'attitude des tourtereaux ne tendait-elle pas plutôt à démontrer le contraire? En tout cas cela finissait bien et là était l'important.
La patron offrit le champagne au couple, lui l'offrit à tous les clients ainsi qu'à l'équipe du restaurant, signa le plus gros chèque de sa vie puis, sa main à elle dans sa main à lui, tous deux filèrent sous un tonnerre d'applaudissement.
Il avait maintenant un gros trou dans son compte en banque mais son coeur, lui, était comblé.